Le
XIXème siècle voit émerger, partout en Europe,
des opéras qui se veulent "nationaux". Le Pays Basque n’a
pas échappé à la règle, et le premier
opéra se proclamant "basque" apparaît en 1884 à
Saint-Sébastien, à l’occasion du Carnaval. Pudente
est un spectacle de divertissement, dont l’intrigue (en euskara)
se déroule en Andalousie romaine, et dont la musique reprend
de nombreux airs bien connus dans la ville (des zortziko d’Iparraguirre
notamment), d’où la mention ópera de aires vascongados
qui est également utilisée dans la presse. Son apparition
ne doit donc rien à l’existence des pastorales souletines,
ni à une tradition lyrique ancienne : le seul opéra-comique
bilingue connu (El Borracho burlado, du comte de Peñaflorida,
créé à Bergara en 1764), n’a pas été
suivi d’autres oeuvres.
Très vite,
l’argument des "opéras basques" rejoint le cadre géographique
du pays, et s’adapte aux sujets et aux ambiances développés
par la littérature fuériste et régionaliste,
puis valorisés par les nationalistes. Deux axes thématiques
se dégagent :

Danses de
l'épée lors de l'une des représentations
à Bilbao d'Amaya.
D’une part, le drame
historico-légendaire mettant en scène les Basques
repoussant l’envahisseur romain (Lekobide), les Basques
divisés oubliant leurs divergences (Chanton Piperri)
ou un moment clé d’une histoire nationale "revisitée"
(la fondation du royaume de Navarre dans Amaya), avec intervention
de personnages tels que la Dame dAnboto (dans l’oeuvre du même
nom) ou le Basa-Jaun (Basotarrak).
D’autre
part, la chronique paysanne (Maitena, Mirentxu), montagnarde
(Mendi-Mendiyan) ou maritime (Ortzuri), qui est
un tableau de murs idylliques, image intemporelle d’un âge
d’or mettant en scène des types jugés représentatifs
du pays (le berger, le paysan, le marin, le bertsulari,
le sage vieillard) et les valeurs traditionnelles de la société
paysanne.

Une des décorations
réalisées par le scénographe Eloy Garay en
1910 pour l'opéra Mendi-mendiyan.
L’opéra basque
a un texte généralement en euskara, bilingue dans
certains cas. Sur le plan musical, le recours à la musique
traditionnelle est considérée comme la condition
sine qua non pour conférer à l’oeuvre un
caractère basque : elle apparaît comme une expression
directe du pays et de ses habitants, un "miroir" qui présente
un reflet fidèle de l’image que l’on veut porter sur scène.
C’est d’ailleurs pour recueillir des "matériaux" utilisables
par les compositeurs qu’est lancé en 1911 un concours de
chants populaires qui aboutira à la publication des deux
grands chansonniers de R.M. de Azkue et du Père Donostia
(plus de 2 400 mélodies inédites). Le chant, soliste
et choral, est de facture simple: ces opéras ont souvent
été créés à l’initiative d’ensembles
vocaux (Sociedad Coral de Bilbao, Orfeón Euskeria en particulier),
qui ont fourni les choeurs et, bien souvent, les premiers rôles.
L’élément chorégraphique, basé sur
certaines danses du pays (aurresku, ezpata dantza, fandango),
est important. Une attention toute particulière est portée
à la mise en scène, aux costumes et aux décors,
conçus avec la collaboration de peintres réputés
et faisant souvent appel à des techniques modernes (effets
d’éclairages pour rendre les couleurs du paysage "basque",
utilisation de projections cinématographiques pour figurer
la mer et le départ des bateaux, etc.).

Orfeón
Euskeria, Bilbao, 1914.
Pendant un demi-siècle,
mais plus particulièrement au début du XXème,
écrivains et compositeurs ont uni leurs efforts pour mettre
sur pied un théâtre lyrique considéré
comme la forme noble et savante du chant populaire (c’est la formule
célèbre du compositeur catalan Felipe Pedrell :
"le drame lyrique national est le chant populaire transformé
", et aussi le credo de la Schola Cantorum de Paris où
sont formés plusieurs compositeurs basques). L’opéra
apparaît également comme l’expression majeure d’une
nationalité au moins musicale, voire plus. Sa popularité,
dans un contexte nationaliste (années 10, au Sud) ou régionaliste
(années 30, au Nord) est incontestable (large couverture
médiatique, nombreuses reprises, assistance de plusieurs
milliers de personnes aux représentations en plein air,
impact émotionnel des oeuvres auprès d’un public
qui pleure ou qui lance des irrintzina pour accompagner
la fête représentée sur scène) : c’est
un véritable phénomène de société.
Mais les changements politiques et l’évolution des centres
d’intérêt du public vers les spectacles chorégraphiques
et le chant choral amène la désaffection du genre,
qui doit attendre les années 80 et 90 pour voir à
nouveau reprises et créations d’ouvrages anciens (Leidor,
Iziar) ou nouveaux (Gernika), dont la conception de
la "basquitude" a pu évoluer (Ilargi xendera).

Représentation
à Bilbao de Maitena. Second acte, scène XIII. Années
1909-1910.
Pour nous, l’opéra
basque reste un corpus d’où se détachent quelques
oeuvres d’un intérêt musical certain, et, loin du
réalisme ethnographique dont il se targue, un témoignage
passionnant de la quête identitaire d’un peuple dans un
moment-clé de son histoire : c’est une série de
choix littéraires, musicaux, plastiques, de mise en scène,
destinés à construire une image de la basquitude
correspondant à des attentes nationales, voire nationalistes,
et, dans un mouvement circulaire, contribuant à créer
ces attentes-là. Considérer l’opéra basque,
ce n’est donc pas seulement s’intéresser à un répertoire
lyrique, mais c’est aussi tenter de comprendre la mise en place
ou l’affirmation de représentations dont la culture basque
actuelle est encore en partie tributaire.

Représentation
d'Anboto, au Victoria Eugenia à Saint-Sébastien,
en janvier 1955.
Quelques jalons
:
Pudente
(1884, Saint-Sébastien, librettiste S.Baroja ; compositeur
J.A. Santesteban) Iparraguirre (1889,
Saint-Sébastien, D.P.Altuna/F.Lopez Alen ; J.Guimon) Chanton Piperri
(1899, Saint-Sébastien, T.Alzaga ; B.Zapirain) Artzai Mutilla
(1900, Buenos Aires, P.M.Otaño ; F.Ortiz San Pelayo) Iziar ([1905],
1998, Urnieta, E. Gorostidi ; M. Oñate) Anboto (1909,
Bilbao, T.Alzaga ; B.Zapirain) Maitena (1909,
Bilbao, E.Decrept ; C.Colin) Mendi-Mendiyan
(1910, Bilbao, J.Power/J.Artola ; J.M.Usandizaga) Mirentxu (1910,
Bilbao, A.Echave/J.Arrue ; J.Guridi) Ortzuri (1911,
Bilbao, R.M.Azkue) Zara (non créé,
E.Arrese ; E.Mokoroa), créé sous une version
remaniée Leidor (1998, Tolosa) Urlo (1914, Bilbao,
R.M.Azkue) Larraldeko lorea
(partition inachevée, A.Campión/D.Aguirre
; Père Donostia) Lekobide (non
créé et disparu, E. Arriaga/M. Arrandiaga
; A. Isasi) Oleskari zarra
(1918, Oñate, J.M.Olaizola) Amaya (1920, Bilbao,
J.M.Arroita Jauregi/J.Arrue ; J.Guridi) Yuana (1931, Bayonne,
J.Lamarque ; L.Bossières) Zigor (Madrid,
1969, M. Lekuona ; F.Escudero) Gernika (Bilbao,
1987, en version concert, F. Escudero/A. Zubikarai, K. Iturria
; F. Escudero) Ilargi xendera
(Bayonne, 1996, J.Casenave ; P.Cabalette) |
Natalie Morel
Botrora, Professeur agrégé, département musique
et musicologie, Université Michel de Montaigne Bordeaux III |